Cette époque de l'année était synonyme de renouveau, la terre, les arbres, les animaux changeaient de peau. Le sol terreux et humide se perçait de minuscules germes des fruits tombés, que la fraîche rosée abreuvait de ses perles roulant sur les délicates fougères et se détachant des feuilles pour fusionner avec la terre. L'air était embaumé du parfum sucré de la sève qui cristallisait sur les troncs des hêtres et des érables que les cerfs avaient écorchés de leurs bois, de l'odeur humide de la terre, des fleurs et des animaux. La douce et enivrante, apaisante et revigorante senteur de la nature.
Le sol meuble étouffait les pas lents d'un étalon à l'allure noble et à la robe si noire qu'elle paraissait être comme une percée dans l'espace, un trou vers le néant absorbant toute lumière. Il avait le regard intelligent, ne portait ni bride ni selle et était maître de lui-même. Sa cavalière, tout aussi silencieuse, profitait pleinement de l'atmosphère pure de Kenthara, le nez en l'air et les yeux clos, à l'écoute du moindre bruissement d'une colonne de fourmis gravissant une épaisse racine, d'une goutte de condensation s'écrasant sur une feuille ou sur une pierre, du léger roucoulement d'un oiseau se dorant les plumes quelque part sous les doux rayons du soleil, des chants de ceux plus vigoureux qui enchantaient son coeur, atténuaient la pression dans ses veines et chassaient la brume étranglante de son esprit. La brise légère lui caressait agréablement le visage et faisait murmurer les feuilles dans les arbres, répendant des graines comme des secrets dans cette langue propre à la nature.
Adana adorait plus que tout les rares moments qu'elle pouvait se permettre de passer dans cette vallée qu'aucune perversion du Créateur ne semblait pouvoir atteindre. Ici, elle pouvait oublier pour un jour tous les soucis du monde et se délester du fardeau de ses responsabilités.
Nuvola s'arrêta et émit une sorte de ronronnement bref et grave. Adana rouvrit les yeux et regarda en contre-bas. A environ une toise de là, ils distinguaient une silhouette humaine qui s'éloignait de la rivière pour se fondre dans la flore. D'un commun accord silencieux, les voyageurs entreprirent une descente en vue de vérifier que ce n'était pas un ennemi. Bien que la magicienne soit persuadée que le Créateur n'ait encore aucune emprise négative sur les Monts de l'Ouest à ce jour, Nuvola lui avait assuré que cette âme errante ne sentait pas comme les autres bipèdes. La Reine devait éviter d'être vue, c'est pourquoi, même dans cette vallée paisible elle préférait rester loin des sentiers. C'est donc en étant de nouveau sur ses gardes qu'Adana se laissa approcher de l'étranger.